Uludağ Üniversitesi Eğitim Fakültesi Dergisi http://kutuphane.uludag.edu.tr/Univder/uufader.htm Artaud, Strindberg ve Brecht Etkisindeki Adamov Şengül KOCAMAN Dicle Üniversitesi, Ziya Gökalp Eğitim Fakültesi senkocaman1@outlook.com ÖZET Türkiye’de üzerinde az çalışıldığına inandığımız Adamov tiyatrosunun Strindberg, Artaud ya da Brecht gibi yazarların etkisiyle 1950-1960 yıllarının Fransız tiyatrosu’nun gelişimini en iyi temsil eden bir tiyatro olduğunu düşünüyoruz. Bildirimizde analitik bir yaklaşımdan ziyade, Adamov tiyatrosunu genel hatlarıyla incelemeyi, Strindberg, Artaud ve Brecht’in Adamov tiyatrosundaki etkisine değinmeyi amaçlıyoruz. Anahtar Kelimeler: Uyumsuz Tiyatro, Epik Tiyatro, Artaud, Strindberg, Brecht. Adamov Dans Le Sillage D’Artaud, Strindberg Et Brecht RESUME Peu étudié en Turquie, le théâtre d'Adamov, qui permet de saisir les principaux courants de l’esthétique théâtrale contemporaine, représentés par Strindberg, Artaud et Brecht, est ainsi particulièrement représentatif de l'évolution de la scène française entre 1950 et 1960. Dans cet article, loin d’avoir une approche analytique, notre premier objectif sera de préciser les traits généraux du théâtre d’Adamov en abordant justement l’influence de Strindberg, d’Artaud et de Brecht. Mots clés: Théatre de l’absurde, Théatre épique, Artaud, Strindberg, Brecht. Ş. Kocaman / Eğitim Fakültesi Dergisi 28 (Özel Sayı), 2015, 63-73 Adamov In The Wake Of Artaud, Strindberg Et Brecht ABSTRACT Little studied in Turkey, the theater of Adamov seems particularly representative of the evolution of French stage between 1950 and 1960 because it allows us to grasp the main currents of contemporary theatrical aesthetics: that of Strindberg, of Artaud and Brecht. In this paper, far from being a anlytique approach, our first objective will be to determine the general features of the theater of Adamov by addressing the influence of Strindberg, Artaud and Brecht. Key Words: Theatre of the Absurd, Epic Theater, Artaud, Strindberg, Brecht. INTRODUCTION L’objet de cet article est de rendre compte des rapports complexes entretenus par Adamov avec trois dramaturges majeurs du théâtre moderne : Artaud, Strindberg et Brecht. Adamov a été sous l'influence du théâtre de la cruauté d’Artaud et du théâtre onirique de Strindberg durant sa période absurde, puis, du théâtre épique de Brecht durant sa période réaliste. Nous verrons comment cette influence s'est exercée sur Adamov, d'abord à travers l'exemple d'Artaud, puis de Strindberg et enfin de Brecht. Nous montrerons en conclusion comment son itinéraire, d’autant plus intéressant que sa création dramatique ne s’est jamais figée dans une forme définitive, comme si Adamov refusait la facilité de répéter une formule ayant fait ses preuves, aboutira finalement à une forme de synthèse, unique en son genre, de ses deux manières successives ; finalement, comment à partir de ces trois grands noms, celui d'Adamov, dramaturge injustement oublié, mériterait aussi d'être enfin reconnu.... I. INFLUENCE D'ARTAUD ET DE STRINDBERG 1. a. Artaud La première étape de l'œuvre d'Adamov a duré plus de cinq ans, de La Parodie au Ping-Pong. Elle relève de ce que l’on a appelé l’esthétique de la subjectivité, par l’importance qu’elle accorde à l’expression de cette dernière. 64 Ş. Kocaman / Eğitim Fakültesi Dergisi 28 (Özel Sayı), 2015, 63-73 Parmi les éléments qui ont contribué à la formation de l’esthétique subjective d’Adamov, il faut d’abord tenir compte de l’influence d’Antonin Artaud. Adamov la souligne dans l’introduction qu’il a écrite pour son Théâtre II. Au moment de l’écriture de La Parodie, il avait en tête les idées sur le théâtre de la cruauté, exposées par Artaud dans Le Théâtre et son double (1938) : ‘’Nourri du Théâtre et son Double, écœuré surtout par les pièces dites psychologiques qui encombraient et encombrent encore toutes les scènes je voulais élever ma protestation.’’ (Adamov, 1964 :18) Remarquons au passage qu'il faut entendre cruauté, tel que l’emploie Artaud pour son théâtre, dans un sens spécifique. Pour Artaud, ‘’il ne s’agit dans cette cruauté ni de sadisme, ni de sang, du moins pas de façon exclusive.’’ (Artaud, 1964 : 153) Ainsi, tout ce qui participe de l’existence, du vivant, relève d'une cruauté proche du dionysiaque nietzschéen. Ce théâtre est cruel parce qu’il passe par l'exaltation du corps, et plus seulement par celle de l'esprit, de la raison coupées du corps, au travers d'un nouveau langage plus sensible qu'abstrait. Une violence totale, s'exprimant à travers la gestuelle, la danse, mais aussi la lumière, le rythme de l'action, les sons, les mots, les éléments du décor, entraînent le spectateur, pris dans le théâtre comme dans un tourbillon de forces supérieures. Le théâtre d'Artaud s’adresse à l'inconscient, agit sur lui. Il y a concrétisation de l'inconscient, miroir des forces pures de la vie, par le langage scénique. C’est un théâtre qui ne se propose pas de montrer directement des événements sur scène mais de susciter des sentiments, de provoquer des sensations. Ainsi le dramaturge imprime un caractère plus subjectif au genre dramatique; ce théâtre porte sur des sentiments, des états d’âme et une certaine approche métaphysique. Ce caractère métaphysique vient de la conception d'Artaud de l’individu, envisagé comme un être isolé face aux forces du monde cosmique. Le dramaturge a une vision pessimiste de l’existence humaine : pour Artaud, l'homme n'est pas libre, mais sujet à toutes les catastrophes possibles. Le théâtre de la cruauté le lui apprend et peut le faire sortir de cette situation existentielle jugée catastrophique. Le théâtre doit provoquer la lucidité et la conscience du mal inhérent, selon Artaud, à chaque individu. Pour parvenir à un tel but, Artaud, condamne le théâtre traditionnel, basé principalement sur la communication verbale, et se déclare pour un théâtre total. Il pense que l’art dramatique doit être un art de la représentation et non un art verbal, avec le langage dramatique nouveau que l'on a déjà évoqué. La signification découle de la coexistence de tous ces éléments et le rôle du langage verbal se trouve considérablement réduit. 65 Ş. Kocaman / Eğitim Fakültesi Dergisi 28 (Özel Sayı), 2015, 63-73 C'est là que l'influence d'Artaud cesse pour Adamov ; si, comme Artaud, Adamov condamne l’ancien théâtre et veut remplacer par un langage vivant et corporel, lui n'est pas prêt à rejeter le texte théâtral sous prétexte que le point de départ est la scène. De même Artaud, exalté, croit au pouvoir illimité du théâtre pour en finir avec l'ancien monde ; pour Adamov, ce pouvoir se limite à révélé le mal au cœur de l'homme ou de la société. Aussi finira-t-il par tourner le dos à Artaud, certainement jugé trop excessif : ‘’… plus j’y pense, … plus je relis Le Théâtre et son double et les derniers écrits, et moins je crois qu’on puisse faire d’Antonin Artaud un professeur d’art théâtral ou même simplement un exemple à suivre en matière de théâtre.’’(Adamov, 1958 : 128) Il n'empêche que c'est en ayant découvert une forme nouvelle de théâtre chez Artaud qu'Adamov écrit ses premières pièces. Pendant cette première étape, marquée par la subjectivité, Adamov, après la leçon d'Artaud, s’efforce à son tour de créer une nouvelle dramaturgie, opposée au théâtre traditionnel : son théâtre exprime le sentiment d'un homme désemparé face à un monde qu'il ne comprend plus après la faillite de tout ce en quoi il croyait. Et toujours après la leçon d'Artaud, mais sans passer par la même violence, la même expression de forces pures, la scène représente le monde imaginaire des fantasmes du dramaturge, à l'inconscient torturé par la névrose. L'enfance d'Adamov est marquée par un père fortuné, mais détesté, puis par l'amertume de l'exil et la découverte d'être étranger (certes, en tant qu'exilé, mais aussi, étranger au monde...) ; cette expérience de l'exil se doublera en même temps de celle d'une déchéance sociale, jusqu'à la misère, sa famille se défaisant tragiquement. Autre source d'angoisse pour lui : le désir, inaccessible à cause d'une forme d'impuissance sexuelle, dont il fera l'aveu lui-même. Ce sont ses angoisses, ses répulsions, que le théâtre, tel qu'a pu lui enseigner Artaud, lui permet d'exorciser. Cette période le place au côté des auteurs de l’absurde, Beckett et Ionseco, avec le même constat pessimiste, la même vision métaphysique. Mais une autre influence a marqué les débuts d’Adamov : celle du dramaturge suédois August Strindberg. 1.b. Strindberg Strindberg a révolutionné le théâtre avec ce que les critiques appelleront ‘’la dramaturgie du moi’’. Il s’intéresse à un théâtre du monde intérieur, aux enjeux d’ordre psychologique. Ce n’est pas par hasard s’il écrit cinq œuvres spécialement pour un Théâtre Intime. Pour Strindberg, la vie est 66 Ş. Kocaman / Eğitim Fakültesi Dergisi 28 (Özel Sayı), 2015, 63-73 un mal et le monde, une illusion, comme l’indiquent les titres de ses pièces : Le Songe, La Danse de mort, La Sonate des spectres. Son pessimisme ne revêt pas cet aspect métaphysique que l'on retrouvait chez Artaud, Strindberg étant en somme plus du côté de Freud que de Nietzsche. Mais pour lui, comme chez Artaud, la vie et l’œuvre sont indissociables. Son évolution littéraire suit de près les turbulences de sa vie privée, les crises nées des mésententes conjugales et des controverses politiques. ‘’Ce qu’il me faut, c’est absolument savoir. Et pour cela je vais faire sur ma vie une profonde, une discrète et scientifique enquête. Utilisant toutes les ressources de la nouvelle science psychologique, en mettant à profit la suggestion, la lecture de la pensée, la torture mentale,… je chercherai tout.’’ (Demougin, 1994 :1537) Confession qui éclaire sa conception théâtrale. Son œuvre est le reflet de son existence avec ses crises, ses combats, ses révoltes. Elle tourne autour du moi de l’auteur, qui cherche absolument à comprendre et à se comprendre, dans tous les sens du terme, dans ce monde hostile. Adamov revendique son héritage. Son œuvre porte les traces de la dramaturgie de Strindberg, particulièrement avec le recours à l’onirisme, qui marque fortement le théâtre d’Adamov dès ses débuts, comme le signale M.- C. Hubert : ‘’Ce que Strindberg révèle à Adamov, c’est une conception onirique du théâtre où le rêve, l’imaginaire sont rois…’’ (1984 : 418) A quoi Bernard Dort ajoute que ‘’les rapports Strindberg-Adamov sont évidemment capitaux dans la mesure où Strindberg est le père de l’expressionnisme allemand. On ne saurait surévaluer son influence sur Adamov. Il y a au moins deux pièces de Strindberg qu’Adamov a, parfois, littéralement recopiées: Le Songe et La Sonates des spectres.’’(1981 : 117) Or, dans le théâtre onirique, l’inconscient joue un rôle prédominant. On comprend alors les raisons d'une telle influence de Strindberg dans les débuts d'Adamov. Avec cette forme, Adamov parvient mieux à exprimer ses angoisses, sa névrose, comme on l'a vu plus haut. C’est grâce à cette forme qu’il arrive à imposer la subjectivité du moi, placée au centre de son théâtre. Le rêve, pour Adamov, est le lieu qui ouvre sur la vérité de l’être. C’est dans le rêve que le monde auquel nous appartenons révèle son âme, et c’est le rêve qui nous livre son mouvement secret. ‘’La veille, c’est la création manifestée, l’affirmation par le verbe de la vie dans le jour. Mais le rêve, c’est le grand mouvement silencieux de l’âme au long des nuits. C’est dans le silence du rêve, quand rien ne vient plus distraire l’attention angoissée du dormeur, que le sens du mouvement émerge dans toute sa pureté.’’ (Adamov, 1969a : 35) 67 Ş. Kocaman / Eğitim Fakültesi Dergisi 28 (Özel Sayı), 2015, 63-73 On voit bien ici comment la leçon de Strindberg, essentielle pour Adamov, complète celle d'Artaud, le rêve se substituant à la cruauté telle que l'entend Artaud. Remarquons que Nietzsche définissait l'apollonisme, qu'il oppose au dionysiaque, comme lié au monde du rêve... L'on pourrait ainsi se demander si, par le double apport de Strindberg et d'Artaud, Adamov ne réconcilie pas l'instinct apollinien avec l'instinct dionysiaque, l'homme théorique tel que le décrit Nietzsche, qui, comme Strindberg, veut « absolument savoir », de manière rationnelle, et l'homme dionysien, qui hante la scène d'Artaud ; question sur laquelle il serait intéressant de revenir... Contrairement à l’idée, alors commune, selon laquelle le rêve est illusoire, Adamov affirmait que ‘’tout ce qui est rêvé existe, se projette sur un certain plan.’’(Adamov, 1969a : 120) Le rêve permet d’atteindre à la vérité de l’être ; il est aussi une force libératrice. Il est une clé pour entrer dans l’inconscient de l’homme. Adamov, traducteur de Jung, savait de quoi il parlait... Comme on l'a vu, ses premières pièces mettent en scène ses fantasmes, ses souffrances, projetées sur ses personnages. Le théâtre est donc pour lui un moyen d’exorcisation. Sa fonction est de communiquer tout ce qui pèse sur lui. Ainsi, le noyau essentiel des œuvres de cette période est constitué du moi d’Adamov. C'est sous l’inspiration d’Artaud et de Strindberg qu’il a trouvé cette formule théâtrale et qu’il a pu placer la subjectivité au centre de son théâtre. Mais à partir de 1955, la représentation du monde onirique ne semble plus l’intéresser. ‘’Il cherche à saisir uniquement la dimension politico-sociale de ses personnages, voulant faire de la scène une tribune, un lieu de contestation, de réflexion idéologique.’’(Hubert, 1984 :430) Dans l’article, ‘’Ma Métamorphose’’, Adamov s’explique sur sa nouvelle conception du théâtre en s’interrogeant sur les pièces qui ont précédé. Une vérité demeure : l’abandon du théâtre subjectif qui l’amène à défendre et à pratiquer un théâtre axé sur les problèmes de société. Ainsi, le contexte politique des années 1950-1958 le pousse à écrire des pièces didactiques. Le choix de pièces historiques, situées quelques années avant le moment de l'écriture (en tout cas jamais avant les débuts de l’ère moderne inaugurée par la Révolution française, pour que n’intervienne pas ‘’la lumière de la légende’’), retient son attention pour dénoncer les mécanismes et les impostures du capitalisme. Cette fois, c'est vers Brecht qu'il nous faut nous tourner... 68 Ş. Kocaman / Eğitim Fakültesi Dergisi 28 (Özel Sayı), 2015, 63-73 II. INFLUENCE DE BRECHT La dramaturgie brechtienne s’oppose à la conception du théâtre de la subjectivité. Le dramaturge allemand propose une nouvelle approche du théâtre basée sur une prise de conscience des rapports sociaux. La fonction qu’il donne au théâtre est inséparable du marxisme. Avec Brecht, le théâtre prend une dimension historique nouvelle, or, le marxisme permet de découvrir les lois régissant les événements historiques. L’homme change en fonction des conditions historiques. Cette compréhension par le marxisme permet à l’homme d’agir et de transformer ses conditions d’existence. Responsable de l’Histoire, il reste libre de créer son propre devenir. Ainsi, le théâtre se fait à l’image d’un monde en transformation, où l’homme n’est pas une constante éternelle ; histoire qui prend en compte la dimension quotidienne de l’existence. ‘’C'est en portant à la scène les mythes de la vie quotidienne, notre façon de vivre au jour le jour l'Histoire, voire une certaine théâtralité de cette vie quotidienne (nos gestes et nos opinions...) que Brecht nous offre le moyen de prendre du champ par rapport à cette vie quotidienne et de nous en dégager. L'objet d'un tel théâtre, ce sont les fausses représentations que l'homme se fait de lui-même et de la société.’’ (Dort, 1960 :199) Le spectateur voit et vit son histoire sur la scène, sans que l’auteur ne lui explique ce qu’il voit. Il pose un problème historique mais ne donne pas la solution. C’est le spectateur qui doit la trouver, en apprenant à porter un regard critique sur le monde représenté. Le but de l’auteur est de montrer l’interaction de la vie quotidienne et de l’Histoire. But qu'on ne saurait atteindre, selon Brecht, avec le théâtre traditionnel. Ce dernier, au lieu de rendre le public conscient des processus historiques, ainsi que de la place qu’il y occupe, le laisse dans l’illusion par le procédé ‘’d’identification’’. Brecht oppose à ce procédé celui de la ‘’distanciation’’ entre le public et la pièce, procédé complexe ici brièvement abordé, et qui doit susciter les réflexions du spectateur, sa prise de conscience des événements décrits sur scène. Ici, de manière très nette, la dimension rationnelle l’emporte sur la dimension émotionnelle. Ce théâtre se veut au service des intérêts du prolétariat, cherche à réveiller sa conscience sur le rôle qu’il a à jouer dans le processus historique. Adamov, qui voit en Brecht le plus grand homme de théâtre de siècle, ne cache pas son admiration : 69 Ş. Kocaman / Eğitim Fakültesi Dergisi 28 (Özel Sayı), 2015, 63-73 ‘’Nous étions quelques-uns, dont plusieurs collaborateurs du Théâtre populaire, à crier très fort que c’était absolument extraordinaire, et à le crier vraiment dans le désert.’’ (1964 : 268) Influencé par les événements politiques, sociaux et économiques en France ainsi que par Brecht, Adamov s’oriente vers un théâtre engagé. L’enfance d’Adamov a été marquée par les tragédies de l’histoire contemporaine, ce qui jouera sur sa vision du monde, et, par là-même, sur son écriture théâtrale, qui se nourrira de cette expérience fondatrice. Ainsi, Adamov enfant a été était témoin du massacres des Arméniens ; sa famille a vécu dans une atmosphère de peur durant cette période avant, à la veille de la première guerre mondiale, de quitter la Russie pour l’Allemagne, la Suisse et finalement la France. Durant ces années d’exil, de 1914 à 1924, Adamov prend conscience de son statut d’étranger. Mais un autre événement le marquera, avec la prise du pouvoir par les nazis et la guerre qui s’ensuivra. Son théâtre se fera l’écho des atrocités de ce siècle. Il suffit de lire Tous contre tous, L’Invasion pour s’en rendre compte. Serreau a fait ainsi remarquer : ‘’... il s’agit aussi de dire ce qui le point si fort et le pousse à politiser son théâtre : une vraie indignation devant certaines ignominies, comme les massacres coloniaux, l’usage –officiel- des tortures en Algérie, la faim, l’hypocrisie, la misère, le scandale, les collusions d’intérêt, les duperies, toute l’énorme mascarade patriotique et bien- pensante des gens en place et des nantis.‘’ (1966 : 81) Cette évolution sous le signe de Brecht pousse Adamov à travailler d’une manière nouvelle. Pour l’écriture des pièces de cette deuxième période, il effectue un vrai travail d’historien, exploitant de nombreux documents de l’époque où il situe ses personnages. Contrairement à ses premières pièces, un effet de réalisme, avec des détails historiques, ou relevant de la vie quotidienne de la période décrite, domine. Adamov s’expliquera sur son rejet d'un théâtre séparé de la réalité sociale ou politique: ‘’Je voyais déjà dans l’avant-garde une échappatoire facile, une diversion aux problèmes réels, le mot théâtre absurde déjà m’irritait. La vie n’était pas absurde, difficile, très difficile seulement.’’ (1964 : 220) Insatisfait par sa production antérieure, il passe d’un théâtre lui permettant d’exorciser de douloureuses histoires intimes à un théâtre prenant en compte les problèmes sociaux et politiques des spectateurs. Cette mise en scène du monde contemporain dénonce les mécanismes capitalistes et 70 Ş. Kocaman / Eğitim Fakültesi Dergisi 28 (Özel Sayı), 2015, 63-73 permet une prise de conscience du rôle que peut jouer le spectateur dans la société. Mais si l’influence de Brecht a été très importante pour Adamov, ce dernier a su mêler dimension privée (à ne pas confondre avec la réalité quotidienne décrite par Brecht, bien sûr présente chez Adamov) et dimension historique, comme si les deux étaient inséparables, et que l’attention au domaine privée n’empêchait pas une vision surplombante, pour la comprendre, de l’histoire. Adamov reproche à Brecht de négliger cette dimension privée pour la seule dimension sociale, avec pour résultat une certaine vision schématique. Lui tente de démonter les mécanismes de la société, de rendre compte de la grande histoire sans négliger les aléas de la vie privée des personnages, ce que résume ainsi B. Dort : ‘’Il n’y a donc ni conversion à un théâtre engagé, ni découverte d’un monde réel qu’il aurait ignoré dans ses œuvres antérieures : il y a enrichissement, accroissement de la complexité de sa dramaturgie et changement de point de vue.’’ (1971 : 190-199) Si la seconde période d’Adamov doit ainsi beaucoup à Brecht, il a su se montrer totalement original dans son approche théâtrale. CONCLUSION – UN THEATRE DE SYNTHESE Après cet aperçu sur l'influence qu'ont pu jouer successivement Artaud, Strindberg puis Brecht, l'on peut dire qu'Adamov a su puiser dans les idées d’autrui, mais pour créer sa propre esthétique : il n'a pas été le disciple aveugle de tel ou tel. S'il a pris son bien où il le trouvait, il a su également juger, voire rejeter pour enrichir son esthétique. L’histoire du théâtre d’Adamov est une histoire d’inspiration et de création propre. Influence des autres, donc, mais aussi d'un vécu marqué par les événements historiques et les traumas de la psyché. L’auteur, ou l’art en général, ne peuvent échapper aux leçons de leur temps, si dures soient-elles, comme le traumatisme né en Europe des deux guerres mondiales. C'est le cas pour Adamov. Mais à cette dimension historique s'ajoute chez lui le poids d'un moi torturé par de nombreux démons, que la création doivent aussi exorciser. Ainsi, comme nous l'avons vu, sa première période, sous l'influence d'Artaud et de Strindberg, est axée sur le moi et ses problématiques, et débouche sur une vision métaphysique de la vie. Après cette phase, sous l'influence de Brecht, le théâtre a pour fonction non plus de mettre en scène 71 Ş. Kocaman / Eğitim Fakültesi Dergisi 28 (Özel Sayı), 2015, 63-73 ce moi mais la société, avec un certain réalisme et une dénonciation sociale toujours plus marqués. Remarquons cependant que même dans ces pièces dites politiques Adamov ‘’ne cède pas tout à fait au mirage de la reproduction photographique, ou du naturel historique (ou quotidien).’’ (Dort, 1973 : 22-23) Chez Adamov, le réalisme prend en compte une vision individuelle du réel. Roger Planchon, l’un des plus grands metteurs en scène français, constate ainsi que ‘’même les pièces les plus réalistes d’Adamov ont une structure onirique.’’ (Dort, 1973 : 22-23) Une troisième période, ultime, réalise la synthèse des trois auteurs au cœur de cet article. De nouveau, Adamov remet en cause son théâtre. Sa fonction uniquement sociale, comme auparavant sa fonction uniquement subjective, lui apparaissent en effet insuffisantes. Un théâtre complet relève des deux dimensions ; le théâtre doit tenir compte de ce qui est, selon Adamov, « incurable » (comme la mortalité de l'être humain) et de ce qui est « curable » (comme les rapports de force politiques et économiques). Adamov rêve alors, et c'est le but de cette troisième période, d'écrire une pièce « idéale » : ‘’Mes visées, ce serait, dans l'idéal, d'arriver dans une pièce à une assimilation étrange, insolite pour nous, du monde onirique et du monde social, politique enfin.’’(Adamov, 1969b : 12) Il en écrira cinq : La Politiques des restes, Sainte Europe, Off Limits, Le Modéré, Si l’Eté revenait. Dans ces pièces, le champ du théâtre s’élargit avec d’une part l'expression de la névrose, l’onirisme et d’autre part, l’aspect politique et social. En réalisant cette synthèse, où il réussit à concilier Artaud, Strindberg et Brecht, Adamov parvient enfin à un équilibre. A ce propos le point de vue de M.-C. Hubert nous paraît particulièrement éclairant : ‘’A la fin de sa vie, renouant avec ses préoccupations premières, sans renier toutefois la deuxième partie de son œuvre, il trouve, une harmonie, un équilibre, une unité entre ces deux pôles qui définissent conjointement l’homme, tout en apparaissant parfois difficilement compatibles, le drame individuel et l’appartenance politico-sociale, l’onirisme et l’engagement politique.’’ (1984 : 430) Et Hubert d'expliquer les raisons de l'évolution d'Adamov dans ses dernières oeuvres ; selon elle, c'est de plus en plus torturé par sa psyché qu'Adamov revient à ses préoccupations premières, sans renier la dimension socio-politique de sa deuxième période. Equilibre donc, mais équilibre 72 Ş. Kocaman / Eğitim Fakültesi Dergisi 28 (Özel Sayı), 2015, 63-73 douloureux, la création étant le miroir d'une grande souffrance intérieure; équilibre qui ne suffira pas à sauver Adamov du gouffre qui le guettait et allait l'entraîner un jour de 1970. BIBLIOGRAPHIE Adamov, A. 1958. Parce que je l’ai beaucoup aimé… : Cahiers de la compagnie Madelaine Renaud-Jean Louis Barrault, no : 22-23 mai. Adamov, A. 1964. Ici et maintenant. Paris : Gallimard. Adamov, A. 1969a. Je…ils. Paris : Gallimard. Adamov, A. 1969b. Entretien avec A. Delcamps. Cahier Théâtre Louvain, septembre, n°9. Cité dans : Hubert, M.C. 2009. Onirisme et engagement chez Arthur Adamov. Colloque organisé par Marie- Claude Hubert et Michel Bertrand. Aix-en-Provence : Publications de l'Université de Provence. Artaud, A. 1964. Le Théâtre et son double. Paris : Gallimard. Demougin, J. 1994. Dictionnaire des littératures, ouvrage collectif. Paris : Larousse Dort, B. 1960. Lecture de Brecht. Paris : Seuil. Dort, B. 1971. Adamov: Théâtre réel. Paris: Seuil. Dort, B. 1973. Adamov à la scène ou les malentendus de l’illusion : La Nouvelle Critique, no: 66. Dort, B, 1981. Lectures d’Adamov, Actes du colloque international, édité par Robert Abirached, Ernstpeter Ruhe, Richard Schwadere, Wurzburg, 1981, p. 117 Hubert, M.C. 1984. Le personnage dramatique chez Ionesco, Beckett et Adamov (Doctorat d’Etat sous la direction d’André Rousseau), Aix Marseille I. Serreau, G. 1966. Nouveau théâtre, Paris: Gallimard. Başvuru: 11.12.2015 Yayın Kabul: 14.04.2015 73